Donc, en exécution de la loi, le gouvernement
fait fermer quelques écoles congréganistes? Ça et
là, les gendarmes, à leur corps défendant, expulsent
moines et nonnes.
Que se passe-t-il ?
Ici même, il y a deux jours, M. Augagneur
nous le racontait.
A peine mis à la porte, Frères et
Sœurs se sentent touchés d'une grâce spéciale. Brusquement,
l'habit qu'ils portent, l'ordre qu'ils ont choisi, les vœux qu'ils ont
formés, tout leur devient odieux, insupportable.
L'Église, bonne mère, les prend en
pitié, déchire l'habit, annule les serments : et l'âme
sécularisé, Frères et Sœurs rentrent dans l'école
d'où, la veille, on les a chassés; et avec eux, rentrent
toutes les ignorances, tous les préjugés, tous les fanatismes.
Il parait que certains catholiques ont été
surpris de ces sécularisation fictives. C'est cette surprise qui
est surprenante : à quoi bon avoir inventé les restrictions,
l'équivoque, toute la casuistique, si l'on ne s'en servait jamais
? Est-ce le moment d'avoir des scrupules et de s'embarrasser d'un serment
ou d'un vœu perpétuel, quand il s'agit de lutter pour le maintien
d'un privilège ?
Le cynisme des congrégations ne nous étonne
pas; il ne nous inquiète pas; nous ne pouvons que nous en réjouir.
Si les ordres religieux auxquels la Chambre a refusé
l'autorisation s'étaient prudemment tapis dans l'ombre et tenus
cois, en attendant des jours meilleurs, les défenseurs de l'Église
auraient, sans doute, tiré argument de cette apparente et temporaire
soumission pour arrêter, en plein élan, le mouvement anticlérical.
Nous les aurions entendus nous dire : "hé bien ! les moines sont
chassés, les écoles fermées; vous voilà contents;
ne parlons plus de l'enseignement congréganiste et de ses méfaits;
n'abrogeons pas la loi Falloux".
Et qui sait si les membres du bloc seraient demeurés
sourds à cet appel ? Qui sait si la lutte pour la Pensée
Libre ne serait pas devenue moins ardente?
Heureusement, en en rouvrant avec impudeur les écoles
fermées la veille, les moines rendent toute défaillance de
notre part inexcusable, impossible.
L'an dernier, lorsqu'il a été question
de ce monopole, les républicains avaient hésité. Le
Congrès de Tours disait : oui; les radicaux disaient: non; la Société
Condorcet disait : peut-être.
Beaucoup espéraient que la suppression des
congrégations entraînerait celle de l'enseignement congréganiste,
- et, dans ces conditions, préféraient maintenir la liberté
de l'enseignement.
Aujourd'hui l'illusion n'est plus possible. Il saute
aux yeux que l'application, même énergique, de la loi sur
les associations ne portera aucune atteinte aux établissements des
moines.
Les écoles fermées, toutes ou presque
toutes, rouvriront plus largement leurs portes : un savant édifice
de mensonges et d'habiletés, se dressera, toujours plus élevé,
entre la loi et les moines; et ce n'est pas la magistrature réactionnaire
et cléricale qui essaiera de l'abattre.
Dans ces conditions, l'hésitation n'est plus
permise. Les divisions doivent disparaître. toutes les fractions
du parti républicain s'accorderont pour établir ce monopole,
dont le nom seul peut heurter certains préjugés libéraux.
- mais qui reste l'unique moyen de frapper utilement l'enseignement congréganiste.
Le monopole sera-t-il strict, absolu ? N'y aura-t-il
plus en France que des écoles et des lycées d'État
? Ou bien le gouvernement se réservera-t-il le droit d'autoriser
certains établissements franchement laïques. - quitte à
supprimer l'autorisation le jour où elle cesserait d'être
justifiée.
Ce sont là des questions sur lesquelles l'accord
des républicains se fera sans doute aisément. Les partisans
les plus convaincus du monopole peuvent fort bien admettre l'existence
des maisons laïques, soumises au contrôle de l'État,
dirigées par des professeurs laïques en congés ou délégués,
et dans lesquelles l'initiative des directeurs et de maîtres trouveraient
un champ plus libre que dans les maisons de l'État.
Mais ce qui importe, avant tout, c'est d'en finir
une bonne fois avec ces écoles de l'ignorance, de haine et de réaction
qui, sans cesse dénoncées par les républicains, n'ont
jamais cessé de les narguer, répondant à leur faiblesse
indécise par des provocations insolentes.
L'occasion qui se présente aujourd'hui est
bonne ; ne la laissons pas échapper. Il appartient au groupe parlementaire
de l'Enseignement, à la Société Condorcet, au Parti
socialiste tout entier, de reprendre la question soulevée l'année
dernière, de chercher la formule exacte sur laquelle se fera l'union,
de poursuivre enfin, par tous les moyens, le triomphe de cette formule.
Je sais bien que quelques-uns de nos amis nous détournerons
de cette tâche en nous disant : "Assez d'anticléricalisme
? Qu'importe au prolétariat qu'on abroge ou non la loi Falloux ?
occupons nous avant tout de ces réformes sociales que les travailleurs
attendent et qu'il est si difficile d'arracher aux partis bourgeois.
Mais s'il est difficile - nous le savons trop -
d'arracher à la bourgeoisie les plus minces réformes sociales,
si elle s'accroche désespérément à des privilèges
même monstrueux, à qui la faute, sinon à l'enseignement
congréganiste qui a formé les enfants de la classe bourgeoise
et leur a enseigné, avec la haine et la peur de la Démocratie,
la sainteté de la propriété, de l'héritage,
de la paresse ?
Tant que les moines troubleront et obscurciront
les cerveaux, la marche en avant du prolétariat sera enrayée
ou ralentie.
La Révolution économique, j'entends
par là l'organisation du monde économique sur un plan nouveau,
ne sera possible et durable que si elle est précédée
d'une révolution intellectuelle, substituant aux dogmes vermoulus
des religions les vérités solides de la science.
Albert Bayet